L’émission doit commencer dans moins d’une minute. Dans le studio, le «jingle» retentit. Une radio comme une autre, sauf qu’elle émet d’un hôpital psychiatrique à Moscou et que ses présentateurs souffrent tous de schizophrénie.
Chaque samedi, une dizaine de personnes internées ou ayant été internées dans des hôpitaux psychiatriques se retrouvent à l’hôpital moscovite Alexeïev, plus connu sous son ancien nom, Kachtchenko, pour enregistrer cette émission d’une heure.
La plupart vivent chez eux, et pour participer à l’émission, certains n’hésitent pas à faire plus d’une heure trente de trajet.
Avant que ne débute l’émission, certains fument ou bavardent. Et regardent l’aiguille de l’horloge se rapprocher de 15 h, heure à laquelle commence l’émission.
«Bonjour tout le monde, ici “Radio à travers le miroir”. Et comme d’habitude le samedi, nous sommes en direct de Kachtchenko!», lance le présentateur Daniil.
Le thème de l’émission est «les limites de la sympathie et de la compassion», rappelle-t-il, avant de laisser le micro aux autres patients.
Âgés de 20 à 50 ans, la plupart d’entre eux s’expriment avec éloquence, mais refusent de donner à l’antenne leur vrai nom.
«Je ne raconte pas à tous mon histoire, même si aucun des amis à qui j’ai confié avoir une maladie mentale ne m’a rejeté», raconte ainsi Mikhaïl Larsov.
«Soyons honnêtes: même nous, nous ne savons pas ce qui se passe à l’intérieur de nous, alors allez donc l’expliquer aux autres!», plaisante Daniil.
Journaliste, il a travaillé pour deux grands journaux nationaux. Souvent, explique-t-il, il a l’impression qu’«un mur opaque se dresse entre (lui) et le reste du monde».
«La radio m’a sauvé»
Mikhaïl Larsov a lui aussi été journaliste de radio avant d’être interné en psychiatrie. À son retour, ses employeurs lui ont annoncé qu’il était licencié.
«La radio m’a sauvé», raconte-t-il. «J’ai pu continuer le journalisme, m’épanouir.»
«Je suis arrivé (à la radio) alors que j’étais au plus bas. J’avais perdu mon travail et je prenais beaucoup de médicaments», se souvient-il, avant de confier qu’il avait alors tenté de se suicider.
Pour Nikolaï Voronovski, lui aussi patient à l’hôpital, l’émission de radio a été une bouée de sauvetage.
«Au lieu de perdre mon temps à déprimer, je fais quelque chose de productif et qui m’enrichit», affirme-t-il. «On peut partager des choses avec les autres, acquérir de l’expérience, apprendre des choses et socialiser».
Sous l’URSS, l’hôpital Kachtchenko, dont le nom est devenu synonyme de «cinglé» dans le langage courant, a accueilli de nombreux dissidents, comme le mathématicien Alexandre Essenine-Volpine ou la poétesse Natalia Gorbanevskaïa, diagnostiqués malades mentaux par le pouvoir pour mieux les discréditer.
Mais l’hôpital est depuis devenu «l’un des plus civilisés», assure Mikhaïl Larsov. Plusieurs activités sont proposées à ses patients, comme cette émission de radio, sponsorisée par un fonds caritatif russe.
«La vie telle qu’elle est»
Pour clore l’émission, un des patients propose d’écouter Everybody Hurts, du groupe de rock américain R.E.M.
La rédactrice en chef de l’émission, Daria Blagova, félicite l’équipe: «C’était une bonne émission, elle était dynamique.»
Daria, journaliste de profession, et son mari Vitali ont rejoint l’émission pour aider les patients avec le matériel et la technique.
Mais, même lorsqu’elle retrouve son travail et quitte l’hôpital, Daria reste en contact permanent avec les patients, notamment par téléphone ou via les réseaux sociaux.
«C’est mille fois plus important que tout le reste», avoue-t-elle.
L’émission s’inspire de projets similaires ayant vu le jour en Espagne, indique le psychiatre Arkadi Chmilovitch, qui dirige les programmes de réinsertion et à qui revient l’initiative de la radio.
«Nous avons décidé que les médecins ne devaient pas y participer» pour permettre aux patients de s’exprimer plus librement, dit-il.
Car l’émission «ne se limite pas du tout à la psychiatrie», remarque-t-il. «On y parle d’amour, d’enfants, de vacances, d’homosexualité. On y parle de la vie telle qu’elle est».
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